« Le marché des services SaaS est nouveau, évolutif et gourmand en capitaux. Cela ne fait pas pour autant de lui une bulle prête à exploser. Seulement, son fonctionnement spécifique nous oblige à reconsidérer nos instruments d’analyse financière. »
Ronan Mevel, directeur des études Exægis.
C’est un bruit qui court dans les médias spécialisés sur la finance et la bourse… Une nouvelle bulle serait bientôt sur le point d’exploser : celle provoquée par les sociétés éditrices d’applications Software as a Service, jugées trop chères. Problème : ces conclusions alarmistes se fondent sur des critères d’analyse tout à fait pertinents lorsqu’ils s’appliquent à des sociétés cotées en bourse, mais parfaitement inadaptés aux acteurs du SaaS. Explications.
Un raisonnement a priori imparable… Oui, mais
Certes, ceux qui jouent ainsi les Cassandre semblent disposer d’un argument de poids : le contraste entre la croissance des chiffres d’affaires des prestataires SaaS et la faiblesse de leurs profits démontrerait l’absence d’un business réel et rentable. Nous serions dans une situation semblable à celle de 1999-2000, où la croissance était financée à n’importe quel prix par des investisseurs qui, soudain, “ferment le robinet”. De nombreuses entreprises SaaS seraient alors dans l’incapacité de poursuivre leur activité. Sauf que ce raisonnement s’appuie sur des outils d’évaluation inadaptés, déjà utilisés à mauvais escient lors de la bulle Internet, et qui ne sont pas de bons indicateurs de la santé financière des entreprises SaaS. La différence, c’est qu’aujourd’hui nous disposons des bons outils, reconnus par les règles comptables habituelles. Alors pourquoi ne pas les utiliser ? Mystère… Sans doute l’appât du buzz, lié à une annonce simpliste mais sensationnelle.
Éditeurs traditionnels versus éditeurs SaaS : deux poids, deux mesures
Dans l’univers traditionnel du logiciel (Oracle, SAP…), les entreprises sont capables d’afficher leur profitabilité très vite car le calendrier des recettes est aligné sur celui des dépenses. Les clients paient la totalité des licences achetées avant l’utilisation. Ils s’acquittent ensuite d’un coût de maintenance annuel d’environ 15 % du coût initial des licences. Pour les éditeurs SaaS, les choses sont nettement moins simples. Leurs clients n’achètent pas une licence une bonne fois pour toutes. Ils s’abonnent à un service, qui leur est généralement facturé chaque mois, tant que dure leur utilisation. D’où le nom « Software as a service ». Dans le cas d’un abonnement sur 24 mois, par exemple, le chiffre d’affaires enregistré comptablement chaque mois ne correspond donc qu’à 1/24ème de la valeur totale du contrat. L’éditeur ne pourra pas reconnaître le chiffre d’affaires de ces 24 mois au démarrage de l’abonnement, mais à la fin de celui-ci ! Les dépenses, qui constituent le coût d’acquisition d’un client, sont en revanche enregistrées dès le démarrage de l’abonnement : efforts commerciaux, campagnes marketing, développement et maintenance du logiciel, hébergement de l’infrastructure… Conclusion : l’analyse du seul compte de résultats ne suffit pas pour évaluer un business SaaS.
Cash-flow : un crédo dépassé
Dans une entreprise classique, l’état des liquidités générées par l’activité est un bon indicateur de sa santé financière. Pour une entreprise Saas, l’analyse est biaisée par le décalage qui existe entre les revenus et les dépenses. Le client règle sa facture une fois par mois, par trimestre ou par an. L’éditeur, lui, doit régler l’intégralité des dépenses liées à l’acquisition du client dès le démarrage de l’abonnement. Imaginons qu’il ait dépensé 6 000 € pour acquérir un client et que le service soit facturé au client 500 € par mois, le cah-flow n’atteint son point d’équilibre qu’au 13ème mois. À chaque acquisition de nouveau client, la situation de son cash-flow se détériorera à nouveau. Tout l’enjeu est donc d’avoir une base de clients déjà « convertis » la plus large possible.
Les vraies questions à se poser
C’est un fait : dans le business SaaS, la « cash machine » met plus de temps à s’enclencher. Les investissements ont même un impact négatif à court terme sur le résultat et le cash flow. La situation financière d’une entreprise SaaS ne se juge donc pas à l’écart qu’il existe entre son chiffre d’affaires en cours et les dépenses engagées, mais en fonction de sa capacité à enclencher la fameuse « cash machine », après un certain délai. Or, il faut savoir que les entreprises SaaS bénéficient d’un taux de fidélité élevé, à condition bien sûr que l’offre soit compétitive et de qualité. L’engagement d’un client est même généralement largement supérieur au temps requis pour que l’éditeur couvre les coûts d’acquisition de nouveaux clients. Autre avantage pour les investisseurs : les revenus sont prédictibles, ce qui permet d’envisager plus sereinement l’optimisation de la stratégie. Enfin, contrairement à un éditeur traditionnel, qui doit maintenir à grands frais les multiples versions de son logiciel, l’éditeur SaaS ne propose qu’une seule version hébergée de son logiciel. Ce qui signifie une seule version à maintenir, à mettre à jour, à débuguer… De quoi réaliser des économies substantielles et améliorer sa profitabilité à terme.
Avant de crier au feu, il s’agit donc d’appréhender ce nouveau marché du SaaS en ayant conscience de l’ensemble de ses spécificités. Et d’accepter de parler « coût d’acquisition d’un client (CAC) » ou « taux de désabonnement (churn) » plutôt que compte de résultat ou cash-flow.